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A la découverte du Disque-Monde

Critique

 

Dans une dimension lointaine et passablement farfelue, un monde en forme de disque est juché sur le dos de quatre éléphants, eux-mêmes posés sur le dos d'une Tortue... Ce monde pour le moins étrange, c'est le Disque-Monde. Né de l'imagination fertile de Terry Pratchett en 1983, il est devenu en l'espace d'une trentaine d'années un univers riche et foisonnant. Les Annales du Disque-Monde comptent à ce jour plus de 30 tomes et sont traduites dans plusieurs centaines de langues. Un succès indéniable pour une œuvre qui ne manque pas d'audace.

 

Loin de reprendre les codes traditionnels de la fantasy, Pratchett aime à se jouer d'eux. A la manière des Monthy Python (Sacré Graal, La vie de Bryan, etc.) ou d'un Douglas Adams (H2G2 : le Guide du Voyageur Galactique), il recompose ses propres règles. Que l'on soit bien clair, le Disque-Monde n'est pas régi par de quelconques lois, qu'elles soient logiques, physiques, ou d'une autre nature. Ou plus exactement, aucune des lois communément reconnues ne semblent s'y appliquer. Là où chez Tolkien, la question du fonctionnement de la gravité, de la propagation de la lumière, ou de n'importe quel autre élément apparemment bénin ne se posera même pas, avec Pratchett c'est déjà un élément de dépaysement. C'est aussi le monde de tous les possibles : un événement qui n'a qu'une chance sur un million de s'y produire possède en réalité à peu près autant de chances d'avoir lieu qu'une tartine de retomber du côté beurré. La population ne dénote pas avec le reste de l'univers. On croise ainsi, sur le disque, des mages fainéants et incompétents qui passent l'essentiel de leur temps à manger et se livrer à des luttes de pouvoir internes, des héros – dont c'est le métier – plus que centenaires, des vampires abstinents, un redoutable touriste, accompagné d'un bagage à pattes à peu près indestructible et capable d'engloutir les plus redoutables créatures, et tant d'autres personnages hauts en couleurs.

 

Si le nonsense – typiquement britannique – est omniprésent, ce serait une grave erreur de croire ces ouvrages vides de sens pour autant. Ce monde si éloigné du nôtre en est en réalité bien plus proche qu'il n'y paraît. Si cela transparaît dans certaines tomes, où les références sont si claires que l'on ne peut s'y tromper (Les Zinzins d'Olive-Oued renvoyant clairement à notre cinéma, tandis que Accros du roc parle de rock'n roll...), c'est tout l'univers créé par Pratchett qui flirte en permanence avec le nôtre, de manière plus ou moins évidente. Celui-ci parvient de cette manière à créer un sentiment de familiarité chez le lecteur, quant bien même il se trouve transporté dans le plus improbable des univers. Mais attention, car rien n'est jamais acquis, particulièrement pour l'imprudent qui s'égarerait dans les rues d'Ankh-Morpork, la plus célèbre et à n'en pas douter la plus dangereuse des villes du disque.

 

Les Annales du Disque-Monde, bien que constituant un tout cohérent, ne sont pas un bloc monolithique qui ne peut être abordé que par le début. A vrai dire, si lire les livres dans leur ordre de parution permet de mieux apprécier certains détails du folklore discal, ceux-ci peuvent tout aussi bien être lus dans un désordre relatif. La narration peut apparaître débridée au regard de l'ensemble de la série (on retrouve certains protagonistes récurrents, mais souvent dans des tomes non consécutifs), comme au niveau d'un seul ouvrage (où l'on suit, en général, plusieurs histoires – visiblement – sans rapports), mais c'est loin d'être le cas. C'est même ce foisonnement qui permet d'aboutir à un résultat aussi dense, Pratchett emmenant régulièrement son lecteur là où il ne l'attend pas.

 

Cette richesse permet, sans nécessairement lire la totalité des romans, de suivre un arc narratif en particulier. Qu'il s'agisse des tribulations de Rincevent, celui qui se désigne lui-même en tant que Maje (sic) et qui fait la honte de l'Université de l'Invisible, ou bien des aventures traversées par des sorcières bien particulières ; que l'on souhaite accompagner le Guet d'Ankh-Morpork dans sa lourde tâche ou suivre le périple de LA MORT (qui, nous l'apprenons très tôt dans la saga, est un individu de sexe masculin qui s'exprime AINSI et que l'on ne voit apparaître qu'à l'approche de son trépas). Dans tous les cas le voyage promet d'être mouvementé. Il est aussi l'occasion de ramener plusieurs sujets de préoccupations qui pourront soudainement sembler des plus familiers, tels que des réflexions sur les religions, sur la révolution industrielle, sur la place de la femme, etc.

 

 

L'une des forces de Pratchett c'est cette imbrication permanente du monde qu'il crée dans le réel. Plus nous pensons nous en éloigner, plus nous y sommes ramenés par un certain nombre de questionnements qui semblent intemporels. Et pourtant le voyage est bien là. Ces ressemblances rendent le Disque-Monde presque intelligible, bien qu'incroyablement différent de tout ce que nous connaissons.

 

Le Disque-Monde ce n'est pas que les Annales du Disque-Monde : on retrouve aussi des nouvelles, des romans-jeunesses et... des ouvrages à vocation scientifique. Ces derniers sont écrits par Terry Pratchett, en collaboration avec Ian Stewart (Professeur de mathématiques à l'université de Warwick) et Jack Cohen (biologiste). Ils diffèrent en ce sens assez nettement du reste de l’œuvre, mais pourtant on y retrouve bel et bien un certain nombre d'habitants du disque, plus précisément  des mages de l'Université de l'Invisible. Ces livres, intitulés respectivement La Science du Disque-Monde I, II, III et IV, sont constitués en alternance d'un chapitre de roman et d'un chapitre de vulgarisation. Le point de départ de cette étrange exercice littéraire est en fait une expérience, purement pratique quant à elle, menée par les mages du disque. Ceux-ci vivant dans un monde régi par le narrativium (impératif narratif, conduisant les évènements les plus inattendus à se produire à peu près systématiquement) ayant souhaité créer un monde qui en serait dépourvu et dans lequel régnerait uniquement le principe de causalité. Ce monde, c'est le Globe-Monde, c'est le nôtre.

 

Cette expérience des mages s'accompagne bien entendu d'une observation sur le terrain... C'est à cette occasion que Stewart et Cohen interviennent, afin d'accompagner les réflexions des mages sur le fonctionnement si étrange d'un univers fondé sur la causalité, à l'aide de réflexions fondées sur l'état actuel de nos connaissances scientifiques. Mais ces ouvrages sont aussi, de manière plus globale, un moyen d'aller à la rencontre de l'humanité, de son histoire, et de s'interroger à propos de son futur. On y rencontre d'ailleurs aux côtés de Darwin ou de Stephen Hawking, des figures moins scientifiques, mais non moins emblématiques, tels que Lewis Caroll, H.G Wells, Steven Spielberg, ou encore Jules Verne...

 

C'est un travail de longue haleine auquel s'est attelé Terry Pratchett en débutant, il y a maintenant plus de 30 ans, cette saga du Disque-Monde. On peut dire aujourd'hui que ce travail est largement récompensé. Pratchett est l'un des auteurs les plus vendus et les plus reconnus outre-manche, mais il est aussi lu un peu partout à travers le monde. Rares sont les écrivains qui marquent leur époque ; il est peut être un peu tôt pour juger si cela sera le cas de Pratchett, néanmoins de nombreux éléments pèsent en sa faveur. Anobli en 2008, atteint d'une forme rare de la maladie d'Alzheimer, l'auteur a lui même reconnu qu'il ne pourra, au mieux, écrire que quelques livres supplémentaires. Mais il apparaît dès maintenant comme un personnage clé de l'histoire littéraire. Peu d'écrivains ont su, à ce point, créer leur propre style, Pratchett a quant à lui inventé un genre : la fantasy burlesque. Un signe qui ne trompe pas à propos de la densité et de la qualité de son Å“uvre – en sus des multiples prix qu'il a obtenus – lorsque la BBC a établi en 2003 la liste des romans les plus appréciés au Royaume-Uni, les deux seuls auteurs a posséder 5 de leurs ouvrages parmi les 100 plus lus étaient Charles Dickens et Terry Pratchett, ce dernier comptant rien de moins que... 15 des 200 romans les plus lus, dont 14 issus des Annales du Disque-Monde. Si l'on ne peut juger de la qualité d'un auteur et de son Å“uvre sur ces seuls éléments – et que depuis 2003 une certaine J.K Rowling a pu venir quelque peu modifier ce classement – cela constitue tout de même une base solide sur laquelle apprécier la place occupée par son univers dans le cÅ“ur de millions de lecteurs.

 

 

le 27 mars 2014

Par Hugo Pietka

 

 

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