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Au centre du tableau
Portrait de Gertrude Stein

Portrait

 

1903. Paris. Physionomie imposante, cheveux courts, traits durs et regard paralysant, la jeune Gertrude Stein arrive à Paris après avoir raté l’examen de l’école de médecine de Baltimore. Se plongeant dans le monde artistique d’avant-guerre, elle deviendra la figure de proue d’une génération de nouveaux peintres qu’elle chérira avec l’arrogance d’une conquérante du nouveau monde.

 

Picasso affirme un jour : "Il suffit qu'elle entre dans une pièce pour que la pièce soit pleine, même si elle était vide !", Gertrude Stein, c’est avant tout une présence, un charisme qui attire le seul regard de la pièce sur elle, avare de sa voix, de ses gestes, de ses opinions. Cette personnalité hors du commun est une addition de plusieurs traits de caractères, dépendant les uns des autres. Aussi fermée que son visage impassible, elle exerçe sur elle-même un contrôle militaire. Elle n’exprime rien qui ne sorte pas de sa bouche. Celle vers qui se tournent les nouveaux peintres et auteurs de l’époque ne se laissait jamais envahir par l’émotion ou la désapprobation de telle Å“uvre ou tel talent. D’ailleurs « les Gis aiment son solide bon-sens, à la fois didactique et maternel Â», rapporte James Lorde dans Où étaient les tableaux. Ils voient en elle une maîtresse, sans jamais se rendre compte qu’elle ne peut pas sincèrement les comprendre car elle ne s’intéresse pas à eux pour eux-mêmes mais plutôt pour l’image d’elle-même qu’ils lui renvoient. Car la personnalité de Gertrude Stein se dessine à travers le regard des autres.

 

L’incarnation du pouvoir

 

Quiconque se trouve dans la même pièce qu’elle se sent irrémédiablement happé par son regard et par sa voix. Et si elle n’ouvre pas la bouche personne ne dit un mot. Si elle ne se lève pas, personne ne bouge. Si elle ne prend pas de verre, personne n’a soif. Elle a ce genre d’autorité naturelle que personne n’osait défier, pas même Basket, son chien. « Elle avait un pas lourd, décidé, et sa présence commandait l’attention Â», voila comment James Lorde perçoit l’entrée en scène de Gertrude Stein dans ses mémoires Où étaient les tableaux. Elle rentre dans une pièce et on entend les mouches voler. Elle sort de la pièce et les gens respirent à nouveaux. Le pouvoir qu’elle dégage submerge, engloutit, rafale après rafale, jusqu’à ne laisser que des âmes vidées de toute opinions. Car impossible d’avoir un esprit critique en face de celui de Gertrude Stein. Sa voix seulement tait les avis contraires au sien de façon aussi radicale qu’une bombe car « sa voix était sonore et expressive. La voix de l’autorité Â» dit James Lorde dans Où étaient les tableaux. Son pouvoir se manifeste également par les réactions doubles qu’elle suscite. Ainsi au premier abord, Picasso adore Gertrude Stein, sa créatrice dans un certain sens. Il dit d’elle qu’elle « est très intéressante Â» et que Â«tout le monde devrait les connaître : elles en valent la peine Â», en évoquant aussi l’amie de Gertrude Stein, Alice B. Toklas. Cette admiration ne surprend guère, tout le monde adore Gertrude Stein, et cela est ressenti comme une sorte de vérité universelle. Seulement, James Lorde nous rapporte un autre discours que Picasso aurait tenu sur son amie, propos d’un tout autre ordre : «La salope ! La cochonne ! Ainsi donc tu as vu son vrai visage Â», dit-il après que James Lorde a raconté la dispute qu’il eût avec Stein. Le pouvoir qu’elle exerce sur tout son entourages autant les connaissances que ses amis proches comme Alice, à beau être palpable, il nous glisse entre les doigts, autant que ses pensées et sa personnalité.

 

L’arrogance exacerbée

 

Derrière ce pouvoir se cache une arrogance qui entache toutes les paroles, les gestes et les relations de Gertrude Stein. Ce trait de caractère provient certainement, en partie, de son talent littéraire mais aussi et surtout de son aisance à dénicher et à découvrir de nouveaux artistes, ce qui attise l’admiration et les éloges des critiques et des amateurs d’art en ce début du XXe siècle. D’ailleurs d’après James Lorde « Ã  ses yeux la possession de ces Picasso n’était pas un accident Â», elle se sait responsable de la renommée mondiale que connaissent les artistes qu’elle propulse sur le devant de la scène. Malheureusement, « avec l’âge, cette disposition la mena à louer les Å“uvres de peintres qui n’avaient à offrir que leur admiration pour sa personne comme preuve de leur génie créateur et par malheur, elle trouvait évidemment la preuve convaincante Â» analyse l’auteur de Où étaient les tableaux. Ainsi cette arrogance, cette extrême confiance en elle-même la conduit à trahir ses propres valeurs critiques. Et cet univers tourne autour d’elle et elle en a parfaitement conscience. James Lorde raconte ce dont il se rappelle d’elle, notamment « l’exhubérance de ses propos Â». Elle a une « façon naïve, presque enfantine, d’être absorbée et de se complaire dans sa propre personne Â» d’après son ami Lorde. Tout ce qu’elle dit doit être pris pour argent comptant et gare à celui qui ose la contredire. James Lorde en fît d’ailleurs les frais lorsqu’il daigne verbaliser son mécontentement. Elle n’attache pas d’importance à l’avis des autres, l’important est qu’on reconnaisse en temps et en heure qu’elle a raison sur tout. « L’égotisme monolithique » de Stein et son « infatigable suffisance Â» entachent sa réputation, expressions de James Lorde dans Où étaient les tableaux. Toutes les conversations et ses propres paroles tournent constamment autour d’elle. Son ego est insatiable. Les spectateurs n’ont d’autre choix que de rester passif pour la laisser avoir le rôle vital de la pièce. Un rôle qu’elle souhaite éternel.

 

Quête d’immortalité

 

Le plus grand souhait de Gertrude Stein est de continuer de vivre en dépend de sa mort. Elle souhaite vivre éternellement à travers sa collection. D’ailleurs elle se situe au dessus de ses tableaux, et Lorde remarque dans son livre qu’« ils formaient un prestigieux arrière-plan pour ses monologues Â». Son portrait domine tous les autres tableaux, tout comme elle domine tous les gens qui sont autour d’elle. Son existence se prolonge à travers ce portrait dont Picasso lui fait cadeau. Ce tableau est l’objet auquel elle tenait le plus, d’une manière obsessionnelle et possessive, car il était pour elle « la reproduction de moi qui soit toujours moi pour moi Â», phrase qu’elle dit et que James Lorde intégre aux mémoires. C’est le seul tableau qu’elle amène avec elle lorsqu’elle se cache pendant l’occupation. Ainsi la seule compagnie qu’elle souhaite par-dessus tout est la sienne. Mais aussi celle d’Alice, sa compagne de vie, sa secrétaire, sa gouvernante et son amie. Elle la domine tout au long de sa vie et bien au-delà. Car le souhait d’immortalité de Gertrude Stein fût réalisé à travers l’autorité qu’elle exerça sur Alice après sa mort. Stein réussit à prolonger après sa mort la subordination dans laquelle elle a plongé Alice tout au long de leur vie commune. Et pour leurs proches dont James Lorde, la seule « folie d’Alice était simplement de rester fidèle à la personnalité et à la vie qui avaient été chères à Gertrude Stein Â». Sa personne contine d’exister à travers Alice. Ainsi qu’à travers son portrait qui est la preuve tangible aussi bien de l’incarnation de son propre génie que de sa propre immortalité. Elle atteint son ambition. Elle survit.

 

 

Par Clémence Germain

le 2 mai 2014

 

Où étaient les tableaux, James Lorde

Éditions Mazarine, 1991

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