top of page

Symphonie cauchemardesque

pour créatures de rêves

 

La pointe du chausson tombe dans un bruit sourd et les autres cygnes suivent le mouvement dans un tourbillon étourdissant de plumes immaculées. Un rêve éveillé tourne au cauchemar au fur et à mesure que la lumière rouge envahit la scène. Un rêve qui perdure à travers les années, le Lac des Cygnes nous entraine, nous laisse étourdis et nerveux. Cette année, le ballet et l’orchestre du Bolchoï du Minsk se réunissent pour nous offrir une vision spectaculaire du trio infernal que sont Odette, le prince Siegfried et le sorcier Von Rothbart.

 

Le Lac des cygnes laisse les petites filles en cours élémentaire de danse classique émerveillées et rêveuses, en émoi devant le prince charmant et la princesse. Alors que ce ballet n’est pas exactement le récit d’un conte de fées. Tchaïkovski, qui a composé le spectacle, est, à l’époque, un homosexuel torturé. De ce fait, plusieurs spécialistes interprètent la composition du Lac des cygnes comme  étant le reflet des sentiments d’un Tchaïkovski tourmenté par une orientation sexuelle qu’il n’accepte pas. Ainsi, on a souvent fait le rapprochement entre le compositeur et le prince Siegfried, tous deux incapables de partager le plaisir charnel avec une femme, le compositeur par son homosexualité et le prince car la femme qu’il aime est un cygne, symbole de pureté intouchable.
Avec deux fins alternatives, une fin heureuse où les deux jeunes gens se retrouvent pour se marier, et une fin malheureuse, où Odette, le cygne blanc, meurt emportée par le sorcier Von Rothbart, on ne peut donc discuter le coté dramatique et mystérieux de cette histoire, fruit de l’âme tourmentée du compositeur. En ce qui concerne le spectacle présenté par la compagnie du Bolchoï de Minsk, le directeur artistique Yury Troyan décide de nous offrir une fin heureuse, à la façon d’un conte, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants Â», fin possible et reconnue certes, mais qui semble plus relever d’un désir de plaire au public et qui s’éloigne de l’atmosphère instaurée par les auteurs et compositeurs. Les versions modernes du Lac des cygnes, ballet qui reste le plus joué au monde, ont elles perdu ce souffle obscur et dramatique que Tchaïkovski et Vladimir Pétrovitch Begitchev, auteur du scénario, ont créé ?

 

(Trop) spectaculaire

 

Si les compagnies de danse russes sont réputées pour créer des spectacles grandioses, les représentations du Lac des Cygnes au Palais des Congrès du 18 au 26 avril 2014 n’ont pas dérogé à la règle. Costumes, décor, corps de ballet, orchestre, tout est extraordinaire, de quoi étouffer les critiques négatives. Mais justement, cette abondance plombe l’atmosphère du spectacle et détourne notre attention de l’élément primordial, l’émotion artistique. Le regard du spectateur virevolte en même temps que les danseuses, essayant de se poser sur l’une d’elles mais elles sont trop nombreuses et se confondent. L’espace scénique n’est jamais vide, avec minimum 35 danseurs et toujours peuplé de plumes et de chaussons. Evidemment le nombre d’actants augmente le risque de désynchronisation. Et ce qui devait arriver arriva. Une fois que le spectateur a aperçu une danseuse en retard sur le tempo, le pauvre ne saura plus rien regarder d’autre, le spectacle est gâché. Il en est malheureusement de même pour les costumes. Ce sont de véritables Å“uvres d’art, pleines de pierreries et de broderies, mais ils sont encombrants et cela se ressent dans la prestation. Les danseuses ne sont pas libres de leur mouvements, particulièrement les villageoises du Ier acte portant des robes longues frôlant leurs chevilles. Ainsi, leur pieds s’emmêlent facilement dans le tissu. Ainsi le pire arriva lors de la représentation en soirée du 28 avril : l’une des danseuses tombant, déchira le dos de sa jupe, et continua le reste de l’acte avec la partie infèrieure de son corps à découvert ; la main de son partenaire devint alors une protection contre les regards des spectateurs.

 

Variété scénique 

 

L’un des grands points forts du ballet du Lac des cygnes est qu’il permet une grande variété de mises en scène tant au niveau de la danse que de la musique et de la lumière. Evidemment la danse russe est très présente, puisque Fiodor Lopukhov, patriarche du ballet russe, a appelé Le Lac des cygnes un « ballet national Â» : les cygnes sont évoqués dans beaucoup de récits romantiques russes et la chorégraphie du corps de ballet imite très souvent des mouvements de danses slaves. Mais le plus surprenant reste la danse espagnole pendant l’anniversaire du prince. Accompagnés de tambours et de castagnettes, les danseurs et danseuses se livrent une danse folklorique digne des pays latins. Et si la musique de Tchaikosvki est adaptée à chaque personnage et atmosphère, la danse l’est aussi. Irina Eromkina qui interprète à la fois Odette et Odile, devient aussi menaçante, sensuelle et sûre d’elle qu’elle est vulnérable et désespérée lorsqu’elle interprète le cygne blanc. Et la musique s’accorde à la danse, et la danse s’accorde à la musique. Les gestes se font plus rapides, plus envoûtants, plus séduisants lorsque la musique accélère et se fait plus vibrante, la lumière se tamise en un rouge sang pour annoncer l’arrivée du sorcier et de sa fille Odile. Le changement d’atmosphère frappe le public et le transporte, ressentant peur et pitié pour la femme enfermée dans un corps de cygne, à la manière d’une catharsis. Mais les émotions sont tout de même trop peu présentes pour un ballet aussi dramatique.

 

Danse platonique et perfection technique 

 

Le manque terrible de cette prestation tient en un seul mot: émotion. Celle directement éprouvée par l’histoire mais aussi celle de la danse ressentie par les danseurs. La technique de la plupart des danseurs est parfaite mais cela s’arrête là. Les spectateurs ne ressentent pas le désarroi du prince Siegfried et la tragédie qui se joue sous leurs yeux lorsque le prince prend Odile, le cygne noir pour Odette, le cygne blanc. Et de ce fait, l’intrigue est mal perçue par le public sans des recherches préalables. L’épuisement des danseurs, la lassitude, cela peut être dû à tant de choses, mais en tant que spectateur, un ballet de danse classique devrait être une expérience merveilleuse, pleine d’émotions et l’intrigue du Lac des cygnes n’en manque pas. L’histoire tragique et romantique ne peut être représentée uniquement par une technique irréprochable. Malgré les sourires que les danseurs et danseuses sont obligés d’arborer à chaque prestation, la joie de danser n’est pas présente. Et cela particulièrement chez le danseur qui interprète le prince avec fadeur et une nonchalance peu convenables. Dépourvu de tout charisme, son unique rôle est de mettre en valeur Odette et Odile lors des pas de deux. Le désarroi et l’amour qu’il ressent sont absents tant de sa façon de danser que de son visage. Mais pourtant quelques danseuses et danseurs vont se démarquer grâce à leurs interprétations.

 

 

Certaines étoiles brillent

 

Heuresement la pièce est illuminée par quelques présences comme celles de Volha Haiko et Irina Eromkina, qui interprètent alternativement Odile et Odette avec une présence remarquable. Particulièrement Volha Haiko qui donne vie à son personnage et transmet la détresse et la tristesse d’Odette, dans ses mouvements, dans son port de tête et les expressions de son visage. Elle habite son rôle avec une force convaincante. Si l’espace est très souvent occupé par trente danseurs et danseuses, elle porte la présence d’autant de personnalités lorsqu’elle danse seule. Ses bras gracieux battent l’air comme des ailes et son regard cherche une issue à la malédiction qui repose sur elle, le cygne panique lorsque le sorcier Von Rothbart apparait. La technique est parfaite, sachant s’allier à l’émotion, cette fois-ci, pour nous offrir une prestation bouleversante et émouvante de cette jeune femme piégée et amoureuse d’un homme qu’elle ne peut avoir. Tchaïkovski a utilisé la technique du leitmotiv lorsqu’il a composé Le Lac des cygnes, en associant des thèmes à un personnage ou à une atmosphère. La musique qui accompagne les pas d’Odette est lente, par moment saccadée, reflétant sa panique et surtout une tristesse désespérée. La musique s’accélère quand le sorcier arrive sur scène, dans une course effrénée, jouant de sa grande cape d’ailes noires pour créer une atmosphère dangereuse et menaçante. Lui aussi est très convaincant dans le rôle du méchant comme ils sont représentés dans les contes. Majestueux, menaçant, mais aussi très charismatique et sensuel, un regard dur et fier, porté à son paroxysme grâce à la présence et au charme du danseur qui embrasse son rôle. On note également l’incroyable technique du danseur interprétant le bouffon du roi, un rôle que l’on pourrait penser mineur mais qui apporte une touche comique à l’ensemble afin d’alléger un peu l’atmosphère pesante.

 

Si perfection est le maître mot d’une discipline telle que la danse classique, cette représentation peine à s’y élever d’une certaine façon. Certes la danse est parfaitement maitrisée malgré quelques accrochages ici et là, mais cette perfection technique tente de camoufler le manque cruel d’émotions, les défauts de l’homme, en somme. A trop rechercher la perfection, on en oublie d’être humains. Car si Odette et toutes ses consœurs sont des cygnes, elles restent avant tout des femmes, capables de sentiments. Et la danse se transforme en un lac des signes, des mouvements sans véritable portée à l’exception de quelques corps émouvants. Peut être que le Lac des cygnes vieillit, après tout.

 

Le lac des cygnes au Palais des Congrès

Ballet et orchestre du Bolchoï de Minsk

Du 18 au 26 avril 2014
 

Le 20/05/2014
par Clémence Germain

 

 

Et aussi dans la cour

bottom of page