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L'amour se fait la belle

Critique

 

Barbotant dans l'eau bouillante de son bain, Ariane soigne son corps et son esprit. Tout en frottant délicatement ses longues jambes, elle songe à Solal, l'homme qu'elle aime. Dans ce clair liquide, elle se sent naïade, laisse flotter ses longs cheveux blonds dans l'onde mousseuse, laisse glisser son corps dans cette chaleur rassurante. Elle se sent précieuse, parce qu'elle est aimée. Le bain l'amuse, elle joue avec les bulles qui flottent autour d'elle. Tout à l'heure, elle le retrouvera, tout à l'heure elle lui offrira son éclatante beauté. Lentement, elle se coule dans une langueur propre à toutes les grandes héroïnes romanesques, flotte au-dessus de ce qu'elle croit être un amour idéal. Mais dans son insouciance, elle ne songe pas que sa beauté est un leurre, que cette baignoire est une tempête, et qu'Albert Cohen est derrière elle, en train de la noyer.

 

« Belle du Seigneur, le livre qui a traumatisé des générations d'amoureux », clament les Inrocks. Et effectivement, c'est tout sauf un amour idéal que celui d'Ariane et Solal, deux amants détruisant à eux seuls tous les codes du romantisme. Dans leur amour affadi au possible, ils donnent à voir l'histoire de la défaite de la passion face à l'humain, le manège de séduction habituel n'étant selon Solal que « babouineries ». Ce livre, mastodonte de la littérature du vingtième siècle, renferme donc une portée universelle. Il est une véritable réflexion sur une société destinée à détruire toutes les beautés de la vie pour en faire un ensemble tristement lyrique de protocoles et d'apparences. Une bouffée d'éther pour tous les transis cherchant encore leur prince charmant.

 

D'apparence, la trame semble simple : Ariane, jeune femme mal mariée issue de la haute bourgeoisie s'éprend de Solal, bel homme et haut dignitaire de la Société des Nations. L'amour les prend à la gorge et ne les lâche plus, délice de la vie qui semble à eux seuls offert, et qu'ils dégustent... jusqu'à en mourir. Une passion interdite qui se révèlera donc banalement destructrice. Banalement ? Oui, car ce livre n'a rien d'un roman sentimental à la Barbara Cartland. Nous sommes en 1935, Solal est juif et va subir de plein fouet l'antisémitisme bouillonnant qui commence à se faire sentir dans la capitale. Le bel homme perd rapidement sa place au sein de la SDN. Pourtant, il tient à rester ce jeune étalon qui a séduit Ariane, au prix de vivre une romance préfabriquée et suicidaire. Finalement peut-être que le non-amour reste la plus belle romance qui soit. Bien joué, Albert.

 

"Cette farce de notre amour"

 

Comme le dit Sacha Guitry, « Ne faites jamais l'amour le samedi soir, car s'il pleut le dimanche, vous ne saurez plus quoi faire ». Ou quand le désir laisse place à l'écoeurement.

 

Un amour qui finit mal... Mais pas de la façon attendue. Oui, les amants meurent, mais tout sauf héroïquement. Oui, il s'agit d'une passion interdite, mais le mari Adrien Deume est si ridiculement ambitieux qu'il ne méritait que d'être cocufié. Oui, Ariane est belle, mais elle manque cruellement de discernement. Oui, Solal est un mâle alpha, mais avec ses fragilités. Voilà l'intrigue nouée par l'auteur, qui met en lumière avec force ironie les singeries des personnages qui, incapables de renoncer à la passion des débuts, versent dans un écoeurant mimétisme. Trop d'amour, trop de corps, trop de cigarettes et de dominos, jusqu'à la nausée. Les clichés sont brisés dans la lente déchéance d'une passion se pensant triomphante. Et eux sont émouvants dans leur perdition : oui, l'amour est bien "l'infini mis à la portée des caniches", comme disait Céline. C'est le récit de la naissance d'une passion, de son épanouissement, et de son effritement. Cependant, ces tristes sires ne font pas l'intégralité de l'oeuvre. Des intrigues secondaires restent présentes jusqu'au bout pour faire sourire, toujours sourire. Une sorte de clin d'oeil de Cohen vis à vis de ses origines juives.

 

Les précieux ridicules

 

Sans les Valeureux, cette bande de gais lurons très attachants, l'oeuvre perdrait sans doute de l'ironie qui fait son cachet. Membres de la famille de Solal, tous ont leur caractère propre et apportent leur touche parodique à la tragédie passionnelle des deux amants. Émouvants et sans complexes, l'inventeur Mangeclous, l'avare Mattathias, le séducteur Michaël, le bouffi Salomon et le comique oncle Saltiel démontrent par leur naïveté que la plus belle façon d'aimer reste finalement la plus simple. Admirant de manière inconditionnelle son neveu, Mangeclous n'hésite jamais à s'embourber dans les situations les plus cocasses pour lui donner un coup de main, même lorsqu'il s'agit d'enlever Ariane à son domicile pour leur organiser un rendez-vous.

 

D'ailleurs le ridicule ne tue pas, dans Belle du Seigneur : non, il confère même une force inédite à l'oeuvre qui se moque d'elle-même par ses personnages désuets. Et pour le coup, ils ne manquent pas. Outre les Valeureux, outranciers et magnifiques, se trouve également le couple « à l'ancienne », Antoinette et Hyppolyte Deume, beaux-parents d'Ariane. Antoinette, superficielle et (trop) directive, mène son zozotant mari à la baguette. Et le pauvre Hyppolyte n'a qu'à bien se tenir. Entre critiques portées à l'encontre de sa belle-fille bien-aimée, et scènes de ménage où il finit enfermé dans le jardin, ce pauvre et gentil bonhomme ne trouve pas sa place dans l'hystérie ambiante ménagée par sa diablesse de femme. On trouve également le personnage de Mariette, femme de chambre du couple Ariane-Solal, qui, d'apparence simple, s'avère extrêmement précieuse lorsqu'il s'agit de donner des renseignements sur l'intimité du couple. « L'amour est enfant de poème », dit-elle, dans une parodie de Carmen qui reflète bien le paradoxe de l'écriture de Cohen, entre lyrisme sublime et ironie légère. Et sans ces moments de relâche, plus âpre encore serait la chute finale.

 

 Â« Zuste une çose : Comment ça se manze, le caviar ? »

 

Membre A, membre B : ainsi est constituée la hiérarchie à la Société Des Nations.

Finalement, au-delà de comiques moqueries à propos de certains personnages, dans ce roman semble se dissimuler une critique plus âpre focalisée sur une société dérangeante. Les hommes sont des lettres alphabétiques, déshumanisés, ces lettres dénonçant l'ineptie des hautes sphères dans un message à peine dissimulé par le discours comique des protagonistes. Le travail des « huiles », ces hauts personnages que Cohen rabaisse au plus bas niveau, est d'une vacuité désolante. Adrien, récemment promu « membre A », jongle avec des dossiers d'une importance certainement capitale comme s'il s'agissait de vulgaires quilles, pour finalement en jeter la moitié à la poubelle, tandis que l'autre moitié... « Barrage mental pour le moment. À reprendre tout à l'heure ». Aucune précision n'est d'ailleurs donnée sur la véritable fonction de la Société Des Nations, cette grande usine à brasser de l'air où se côtoient les arrivistes les plus ridicules et les employés les plus soumis.

 

À cela s'ajoute le potage bisque, les ris de veau princesse, les bécassines sur canapé, le foie gras Colmar, les asperges sauce mousseline, la salade composée Pompadour... La liste du menu composé par Antoinette Deume pour sa réception qui est encore longue et composée de plats hétéroclites, bien trop nombreux. À elle seule, elle représente le snobisme de la petite bourgeoisie ignorante, et encore davantage lorsqu'elle parle de son « homard zermidor » pensant que « thermidor » est un mot anglais. Avides de faire partie de la haute société, les petits bourgeois la singent avec bien peu de malice, occasion pour Albert Cohen de faire part une fois de plus de ce triste arrivisme qui semble l'amuser et le répugner à la fois. Au-delà d'un simple regarde panoramique sur la société de son époque, l'auteur se penche véritablement sur celle-ci avec un regard très critique, mais toujours bienveillant.

 

"Demandez l'Antijuif!"

 

Solal s'avère par ailleurs le double de Cohen lorsqu'il subit l'isolement, dû à ses origines juives dans un microcosme où l'antisémitisme gronde. Il est celui pour qui l'évolution professionnelle devient impossible et qui se coule dans une bourgeoisie désolante, devenu désormais trop cynique pour encore croire en Dieu ou à un quelconque lien familial, tout comme l'auteur, qui était athée. Il erre alors dans les rues de Paris, se dégoûtant d'un pays qui le rejette, pays qu'il a pourtant aimé. Triste paysage qui permet de réveiller les consciences, et qui fait peine. Après avoir acheté une petite figurine de skieur, Solal, dans la solitude la plus totale, lui parle : « On s'entend bien, tous les deux ». Difficile alors de retenir ses larmes.

 

C'est alors une oeuvre entière que Belle du Seigneur. 1109 pages de délectation littéraire, entre critique sociétale et regard grave sur l'antisémitisme des années 30. L'amour passionnel, destructeur, filial ou cordial, est toujours central, porté par le style inimitable de Cohen qui réinvente le romantisme en le faisant littéralement exploser. Après sa parution en 1968, l'auteur dit d'ailleurs avoir reçu des centaines de lettres de lectrices le félicitant pour avoir compris « mieux qu'elles-mêmes » leurs désirs et secrètes manies. Quelle surprise alors de découvrir que leur homme idéal venait en fait d'avoir... 73 ans. 

 

Par Manon Griboux

le 12 février 2014

Belle du Seigneur, Albert Cohen, Gallimard, 1968

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